Pour des
campagnes
vivantes

Revenu paysan : de quoi parle-t-on ?

Payer le prix juste au producteur, qu’est-ce que cela veut dire ?
Le prix payé à l’agriculteur n’est pas que la rémunération de son travail, il vient aussi couvrir des charges ou permettre des investissements liées à des choix productifs. Cette fiche apporte des éclairages indispensables pour prendre de la hauteur et nourrir un débat bien plus vaste sur le prix de notre alimentation : inflationcoûts cachésaccessibilité alimentaire ou encore sécurité sociale de l’alimentation.
Et peut-être résoudre… la quadrature du poireau !

Salaire, revenu et prélèvement privé : des réalités différentes

Une exploitation, une ferme, c’est une entreprise dotée de moyens de production (foncier, équipements, cheptel…) que le paysan doit financer avec des fonds propres ou empruntés à la banque. Pour produire, il «dépense» des intrants (engrais, aliments, énergie…) des services qu’il faut payer à des fournisseurs et autres frais (personnel, taxes et fermages…), ainsi que l’amortissement des équipements, etc. Ces charges déduites du montant des produits vendus et des aides publiques perçues donnent un solde qui est le résultat économique.

Celui-ci a trois fonctions :

Crédit photo : Béa UHART
  • Assurer les prélèvements privés du paysan, son revenu pour vivre ;
  • Rembourser l’argent emprunté et capitalisé notamment dans le foncier et le cheptel (qui sont des biens qui ne se déprécient pas);
  • Et, le cas échéant, autofinancer du croît d’activité (cheptel et équipement).

Ces trois fonctions sont souvent concurrentes et en tension. À défaut d’être satisfaites, la viabilité économique de la ferme est en péril, ou c’est le paysan qui trinque. Ce résultat économique est variable selon chaque exploitation et aléatoire selon le marché et les aléas climatiques. Tous les paysans sont confrontés à cette réalité.
Mais leur situation diffère nettement selon leur production, la taille de leur exploitation, mais aussi selon le système de production qu’ils adoptent et le mode commercialisation qu’ils choisissent. De plus en plus, une moyenne ne veut plus dire grand-chose. Si un modèle dominant continue de s’imposer, les pratiques et stratégies se diversifient.

«Il n’est plus possible aujourd’hui qu’en France, un tiers des agriculteurs gagne moins de 350€ par mois et je le redis très clairement, nous devons permettre aux agriculteurs de ne plus dépendre des aides et, pour cela, nous assurer qu’ils soient rémunérés au juste prix de leur travail.»
Emmanuel Macron, Discours aux États Généraux de l’Alimentation, 11 octobre 2017

«Un tiers des agriculteurs gagnent-ils moins de 350 € par mois ? Pas vraiment. Mais les statisticiens ont du mal à évaluer avec combien vivent ces indépendants, dont le revenu ne peut pas vraiment se comparer à celui des salariés.»
Terre et net, Qui sait combien gagnent réellement les agriculteurs ? 22 novembre 2019

La capitalisation… au détriment du revenu prélevé

Au sortir de la guerre, l’Europe était en situation de déficit alimentaire. En 1962, la PAC a eu pour objectif d’y mettre fin en encourageant les paysans à se moderniser pour produire plus grâce à des subventions d’équipement, à des prêts à taux bonifiés, à un régime fiscal favorable… Et surtout grâce à des prix garantis permis par une forte protection communautaire. Par suite à l’option libérale d’ouvrir l’UE agricole aux marchés mondiaux à partir de 1992, des aides directes couplées au produit ont continué d’encourager les meilleurs rendements possibles. Puis à partir des années 2000, des aides directes à l’hectare (les DPU, puis les DPB) favorisent l’agrandissement systématique des exploitations. Et constituent une sorte de rente pour les exploitations les plus grandes.

Maître mot de la mesure de l’efficacité de ce modèle: l’augmentation de la productivité. D’abord celle des moyens de production : meilleur rendement à l’ha et à l’unité de bétail par le recours massif aux « intrants » (engrais, aliments, pesticides, énergie…) qui sont un marché très important pour les firmes de l’agrofourniture. Et surtout celle du travail du paysan par le recours aux équipements et davantage d’emprunts auprès de la banque. Dans ce modèle, une part de plus en plus importante de la richesse créée (la valeur ajoutée) et des aides directes est captée par le capital investi, au détriment du revenu prélevé par le paysan. D’où la course à l’agrandissement (« Je gagne moins à l’unité produite, mais je me rattrape sur la quantité») et à la constitution d’un patrimoine qu’on espère réaliser à la retraite («Vivre pauvre avec l’espoir de vieillir riche»).

Les impasses du système

En dépit des aides publiques – qui globalement représentent bon an mal an l’équivalent du résultat économique de la « ferme France» et qui constituent, dans les filières où elles sont importantes un important matelas amortisseur des crises – c’est un système de production ultra-sensible aux aléas climatiques et surtout aux variations erratiques des marchés, aussi bien ceux des produits agricoles que ceux des agrofournitures. C’est aussi un modèle qui repose sur la réduction systématique de l’emploi paysan et qui devient de moins en moins transmissible étant donné l’importance des capitaux à reprendre par le jeune qui s’installe alors que son espérance de revenu réellement disponible pour vivre sera faible et aléatoire. Sans compter la perspective de conditions de travail le plus souvent très éprouvantes aux plans physique et surtout psychologique.

Cette dynamique productiviste se heurte aujourd’hui à des impasses majeures : désertification sociale, économique et écologique des territoires ; usage massif et toujours croissant des pesticides avec des impacts sur la dégradation de la qualité sanitaire des produits alimentaires, sur la destruction de la biodiversité, sur la dégradation de la fertilité des sols et, avec les engrais, sur la dégradation de la ressource en eau.
Cette agriculture a un bilan énergétique et climatique désastreux du fait qu’elle consomme davantage d’énergie fossile qu’elle n’en produit par la photosynthèse, donc contribue fortement à l’effet de serre.

Il est incontestable – et confirmé non seulement en France, mais aussi dans la plupart des pays européens – que cette agriculture productiviste enregistre une augmentation tendancielle de ses coûts de production à l’unité produite (donc au détriment du consommateur !) et que les économies d’échelle au-delà d’une certaine taille d’exploitation sont nulles, voire seraient négatives si ces exploitations ne bénéficiaient ni des aides directes à la surface, ni surtout de subventions aux investissements… et pour certaines d’un recours à de la main-d’œuvre salariée sous-payée.

L’alternative: plus de valeur ajoutée et d’aides pour le travail paysan

À côté de ce modèle – qui n’en est plus un ! – depuis plusieurs dizaines d’années, des stratégies alternatives se développent, attendues et souhaitées par la société civile (consommateurs, citoyens, écologistes), au point que les tenants du productivisme sont désormais sur la défensive.
Elles sont principalement de deux ordres :
• Meilleure valorisation de la production par la reconnaissance de signes de qualité (produits bio, labels, AOC, IGP, produits fermiers…) avec le cas échéant transformation à la ferme et vente directe ou semi-directe au consommateur dans une démarche de relocalisation de la production et des échanges.
• Adoption de systèmes de production plus autonomes, plus économes et plus respectueux du milieu naturel : moins d’intrants, moins de matériel, moins de consommation d’énergie fossile, etc.

Tout en produisant moins de volume par travailleur et en exigeant moins de capital d’exploitation par actif, ces stratégies permettent efficacement d’améliorer le revenu prélevé : moins de valeur ajoutée et d’aides captées par le capital d’exploitation versus davantage de valeur ajoutée et d’aides affectables au revenu prélevé et aux cotisations sociales qui sont un revenu indirect et différé (cotisations retraite). Donc davantage d’emplois paysans dans les territoires. Mais moins de chiffre d’affaires pour les industries de l’agrofourniture, de l’agro-alimentaire et des banques… Ainsi donc, le revenu des paysans n’est plus systématiquement corrélé à la taille de l’exploitation et à la productivité de son travail, ce qui n’empêche pas qu’il y a de grandes disparités de revenus entre les paysans, quels que soient leurs systèmes de production et la taille de leur exploitation…

Télécharger la fiche ressource en pdf Voir les autres fiches ressources alimentation

Auteurs : Paul Bonhommeau, Denis Gaboriau et Gustave Delaire,
co-auteurs de l’article «La fiscalité du bénéfice réel doit- elle continuer de subventionner l’accumulation des moyens de production?»
Revue Économie rurale, n° 323, mai-juin 2011

Articles similaires

Universalité, cotisation, conventionnement : piliers de la Sécurité sociale de l’alimentation

La Sécurité sociale de l’alimentation (SSA) est une réflexion en cours portée par un collectif d’organisations dont les Civam qui vise à étendre les principes du régime général de sécurité sociale à l’alimentation. Elle est un levier pour organiser démocratiquement le système alimentaire et progresser vers le respect du droit à l’alimentation. À l’image de ce qui existe avec la carte vitale qui permet de réaliser des dépenses chez les professionnel·les de santé conventionné·es (médecins, pharmacien·nes…), la SSA pourrait prendre la forme d’une carte distribuée à tous les citoyen·nes et sur laquelle serait créditée chaque mois une somme – par exemple 150 € – permettant de réaliser des achats alimentaires dans des lieux de distribution conventionnés. Cela permettrait de sanctuariser un budget alimentaire incompressible, dans la mesure où l’alimentation sert souvent de variable d’ajustement pour des budgets précarisés par la hausse des dépenses contraintes et pré-engagées.

Alimentation
Pour une alimentation durable portée par les territoires

Tribune presse soutenue – Parce que nous mangeons tous chaque jour, l’alimentation touche chacun et chacune d’entre nous. Au coeur de nombreux enjeux, elle est porteuse de nombreuses solutions qui permettraient d’atténuer le changement climatique et de sauvegarder la biodiversité, de préserver la santé des habitants, de créer de nombreux emplois dignes et pérennes, et ainsi de renforcer la cohésion de notre société. Les territoires ont des réponses à apporter face aux enjeux actuels. Réseau Civam a soutenu cette tribune auprès de 18 autres organisations et 7 scientifiques.

Le 15 novembre 2024

Alimentation
Presse
Lettre ouverte à la ministre, Annie Genevard

Madame la Ministre de l’Agriculture, de la Souveraineté et de la Forêt,
A l’heure d’une crise agricole et alimentaire majeure, votre nomination vous oblige.

La France doit ré-orienter l’ensemble des politiques publiques agricoles et alimentaires, de manière cohérente et ambitieuse, en faveur de la transition agroécologique et du droit à l’alimentation.

Agriculture durable
Alimentation
Installation - Transmission
Presse
Propositions
Découvrir l’étude “L’injuste prix de notre alimentation – quels coûts pour la société et la planète ?”

L’étude “L’injuste prix de notre alimentation” porté par Le Secours Catholique, le Réseau Civam, Solidarité Paysans et la Fédération Française des Diabétiques, démontre que notre système agricole et alimentaire génère des impacts économiques, sanitaires et environnementaux dramatiques et que l’argent public qui lui est consacré n’est pas aujourd’hui alloué de manière pertinente au regard de ces enjeux. Au travers de nombreuses pistes d’action concrètes, le collectif souhaite donner à tous l’opportunité de se saisir de ce sujet vital afin de revoir dans son intégralité un contrat social aujourd’hui caduque.

Alimentation
Évènement
Sensibiliser le grand public
Sortie de l’étude “L’injuste prix de notre alimentation. Quels coûts pour la société et la planète ?”

ÉVÈNEMENT

Parce que le prix d’un produit ne dit pas tout du véritable coût de notre alimentation… Le Secours Catholique – Caritas France, Réseau Civam, Solidarité Paysan et la Fédération des diabétiques ont réalisé une vaste étude sur les coûts publics liés à notre système alimentaire. Elle s’appuie sur la méthode et le chiffrage du BASIC (cabinet d’études). Nous avons chiffré les dépenses publiques qui soutiennent notre système alimentaire, et celles qui compensent ou réparent ses impacts négatifs. Notre travail démontre qu’il n’y a pas de fatalité face aux injustices de notre système alimentaire !

Alimentation
Évènement
Sensibiliser le grand public
Déserts, marécages et bourbiers alimentaires : de quoi parle-t-on ?

Le terme a émergé dans le courant des années 1990 en Grande Bretagne et a été popularisé en Amérique du Nord au point d’être aujourd’hui utilisé sur l’ensemble des continents. Ces travaux ont fortement contribué à mettre sur la scène publique les problèmes d’inégalités d’accès à l’alimentation. Bien qu’il soit aussi critiqué, ce terme émerge aujourd’hui dans le débat public en France. Que recouvre-t-il ? Est-il adapté au contexte français ? Quelles sont ses limites et alternatives ?

Alimentation