Salaire, revenu et prélèvement privé : des réalités différentes
Une exploitation, une ferme, c’est une entreprise dotée de moyens de production (foncier, équipements, cheptel…) que le paysan doit financer avec des fonds propres ou empruntés à la banque. Pour produire, il «dépense» des intrants (engrais, aliments, énergie…) des services qu’il faut payer à des fournisseurs et autres frais (personnel, taxes et fermages…), ainsi que l’amortissement des équipements, etc. Ces charges déduites du montant des produits vendus et des aides publiques perçues donnent un solde qui est le résultat économique.
Celui-ci a trois fonctions :
Crédit photo : Béa UHART
Assurer les prélèvements privés du paysan, son revenu pour vivre ;
Rembourser l’argent emprunté et capitalisé notamment dans le foncier et le cheptel (qui sont des biens qui ne se déprécient pas);
Et, le cas échéant, autofinancer du croît d’activité (cheptel et équipement).
Ces trois fonctions sont souvent concurrentes et en tension. À défaut d’être satisfaites, la viabilité économique de la ferme est en péril, ou c’est le paysan qui trinque. Ce résultat économique est variable selon chaque exploitation et aléatoire selon le marché et les aléas climatiques. Tous les paysans sont confrontés à cette réalité.
Mais leur situation diffère nettement selon leur production, la taille de leur exploitation, mais aussi selon le système de production qu’ils adoptent et le mode commercialisation qu’ils choisissent. De plus en plus, une moyenne ne veut plus dire grand-chose. Si un modèle dominant continue de s’imposer, les pratiques et stratégies se diversifient.
«Il n’est plus possible aujourd’hui qu’en France, un tiers des agriculteurs gagne moins de 350€ par mois et je le redis très clairement, nous devons permettre aux agriculteurs de ne plus dépendre des aides et, pour cela, nous assurer qu’ils soient rémunérés au juste prix de leur travail.»
Emmanuel Macron, Discours aux États Généraux de l’Alimentation, 11 octobre 2017
«Un tiers des agriculteurs gagnent-ils moins de 350 € par mois ? Pas vraiment. Mais les statisticiens ont du mal à évaluer avec combien vivent ces indépendants, dont le revenu ne peut pas vraiment se comparer à celui des salariés.»
Terre et net, Qui sait combien gagnent réellement les agriculteurs ? 22 novembre 2019
La capitalisation… au détriment du revenu prélevé
Au sortir de la guerre, l’Europe était en situation de déficit alimentaire. En 1962, la PAC a eu pour objectif d’y mettre fin en encourageant les paysans à se moderniser pour produire plus grâce à des subventions d’équipement, à des prêts à taux bonifiés, à un régime fiscal favorable… Et surtout grâce à des prix garantis permis par une forte protection communautaire. Par suite à l’option libérale d’ouvrir l’UE agricole aux marchés mondiaux à partir de 1992, des aides directes couplées au produit ont continué d’encourager les meilleurs rendements possibles. Puis à partir des années 2000, des aides directes à l’hectare (les DPU, puis les DPB) favorisent l’agrandissement systématique des exploitations. Et constituent une sorte de rente pour les exploitations les plus grandes.
Maître mot de la mesure de l’efficacité de ce modèle: l’augmentation de la productivité. D’abord celle des moyens de production : meilleur rendement à l’ha et à l’unité de bétail par le recours massif aux « intrants » (engrais, aliments, pesticides, énergie…) qui sont un marché très important pour les firmes de l’agrofourniture. Et surtout celle du travail du paysan par le recours aux équipements et davantage d’emprunts auprès de la banque. Dans ce modèle, une part de plus en plus importante de la richesse créée (la valeur ajoutée) et des aides directes est captée par le capital investi, au détriment du revenu prélevé par le paysan. D’où la course à l’agrandissement (« Je gagne moins à l’unité produite, mais je me rattrape sur la quantité») et à la constitution d’un patrimoine qu’on espère réaliser à la retraite («Vivre pauvre avec l’espoir de vieillir riche»).
Les impasses du système
En dépit des aides publiques – qui globalement représentent bon an mal an l’équivalent du résultat économique de la « ferme France» et qui constituent, dans les filières où elles sont importantes un important matelas amortisseur des crises – c’est un système de production ultra-sensible aux aléas climatiques et surtout aux variations erratiques des marchés, aussi bien ceux des produits agricoles que ceux des agrofournitures. C’est aussi un modèle qui repose sur la réduction systématique de l’emploi paysan et qui devient de moins en moins transmissible étant donné l’importance des capitaux à reprendre par le jeune qui s’installe alors que son espérance de revenu réellement disponible pour vivre sera faible et aléatoire. Sans compter la perspective de conditions de travail le plus souvent très éprouvantes aux plans physique et surtout psychologique.
Cette dynamique productiviste se heurte aujourd’hui à des impasses majeures : désertification sociale, économique et écologique des territoires ; usage massif et toujours croissant des pesticides avec des impacts sur la dégradation de la qualité sanitaire des produits alimentaires, sur la destruction de la biodiversité, sur la dégradation de la fertilité des sols et, avec les engrais, sur la dégradation de la ressource en eau.
Cette agriculture a un bilan énergétique et climatique désastreux du fait qu’elle consomme davantage d’énergie fossile qu’elle n’en produit par la photosynthèse, donc contribue fortement à l’effet de serre.
Il est incontestable – et confirmé non seulement en France, mais aussi dans la plupart des pays européens – que cette agriculture productiviste enregistre une augmentation tendancielle de ses coûts de production à l’unité produite (donc au détriment du consommateur !) et que les économies d’échelle au-delà d’une certaine taille d’exploitation sont nulles, voire seraient négatives si ces exploitations ne bénéficiaient ni des aides directes à la surface, ni surtout de subventions aux investissements… et pour certaines d’un recours à de la main-d’œuvre salariée sous-payée.
L’alternative: plus de valeur ajoutée et d’aides pour le travail paysan
À côté de ce modèle – qui n’en est plus un ! – depuis plusieurs dizaines d’années, des stratégies alternatives se développent, attendues et souhaitées par la société civile (consommateurs, citoyens, écologistes), au point que les tenants du productivisme sont désormais sur la défensive.
Elles sont principalement de deux ordres :
• Meilleure valorisation de la production par la reconnaissance de signes de qualité (produits bio, labels, AOC, IGP, produits fermiers…) avec le cas échéant transformation à la ferme et vente directe ou semi-directe au consommateur dans une démarche de relocalisation de la production et des échanges.
• Adoption de systèmes de production plus autonomes, plus économes et plus respectueux du milieu naturel : moins d’intrants, moins de matériel, moins de consommation d’énergie fossile, etc.
Tout en produisant moins de volume par travailleur et en exigeant moins de capital d’exploitation par actif, ces stratégies permettent efficacement d’améliorer le revenu prélevé : moins de valeur ajoutée et d’aides captées par le capital d’exploitation versus davantage de valeur ajoutée et d’aides affectables au revenu prélevé et aux cotisations sociales qui sont un revenu indirect et différé (cotisations retraite). Donc davantage d’emplois paysans dans les territoires. Mais moins de chiffre d’affaires pour les industries de l’agrofourniture, de l’agro-alimentaire et des banques… Ainsi donc, le revenu des paysans n’est plus systématiquement corrélé à la taille de l’exploitation et à la productivité de son travail, ce qui n’empêche pas qu’il y a de grandes disparités de revenus entre les paysans, quels que soient leurs systèmes de production et la taille de leur exploitation…
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Auteurs : Paul Bonhommeau, Denis Gaboriau et Gustave Delaire,
co-auteurs de l’article «La fiscalité du bénéfice réel doit- elle continuer de subventionner l’accumulation des moyens de production?»
Revue Économie rurale, n° 323, mai-juin 2011